« Ai-je côtoyé des monstres, pendant toute cette enquête ? Oui, sans aucun doute, et j’ai même appris à les reconnaître rapidement. Ils forment ce quota de ‘disjonctés’ qui n’épargne pas plus le monde de la recherche que celui de la finance ou de la musique. Sauf qu’ici, lorsqu’on tourne mal, on devient un monstre qui s’en prend aux bêtes. C’est la hiérarchie des espèces qui veut ça. »
Audrey Jougla, infiltrée dans des laboratoires français,
Profession : Animal de laboratoire, 2015
La possibilité de bénéfices pour l’espèce humaine découverts de manière plus ou moins fortuite justifierait-elle la captivité, la souffrance, la mort d’autres animaux ? Plutôt que de se demander si l’on peut se passer des modèles animaux, plutôt que de chercher des aménagements pour améliorer le « bien-être animal », il serait bon de faire face à la question de fond : quel droit avons-nous d’expérimenter sur ces animaux ? De faire consommer du déboucheur d’évier ou de la fumée de cigarettes à un chien, de rendre un rat alcoolique, de faire nager une souris jusqu’au désespoir, de retirer la cornée d’un singe ?
Depuis 1959, le milieu de la recherche parle de la règle des 3R, intégrée à la loi européenne en 2010 : réduire le nombre d’animaux utilisés, remplacer par les alternatives disponibles et raffiner les procédures pour améliorer le bien-être des animaux. Dans les faits, la situation apparait beaucoup moins soucieuse des animaux en tant qu’individus.
Que se passe-t-il dans les laboratoires ?
Demandez aux animalistes, on vous dira parfois que l’expérimentation animale est inutile, voire dangereuse, et que les animaux sont constamment torturés. Demandez aux défenseurs de l’expérimentation animale, on vous dira parfois qu’utiliser les animaux est une nécessité absolue et que les animaux sont bien traités, les vidéos révélées par les associations sélectionnant soigneusement leur cadrage sur des situations exceptionnelles.
Pourtant, les laboratoires ne révèlent pas leurs propres images, et font souvent tout pour éviter que le public y ait accès. Sur leurs sites web, on voit plus facilement une fiole de liquide coloré et une blouse blanche que des procédures aussi banales que de tuer une souris pour récupérer son cerveau ou de lui appliquer des chocs électriques pour observer ses réactions face au stress.
“Outre son nom qui parait vouloir exagérément rassurer le grand public, SAFE (Scientifique Animal Food & Engineering) utilise sur son site Internet des visuels sans aucun rapport avec l’expérimentation animale mais bien plus avec le bonheur, les vacances, la famille, la nature sauvage, la liberté, le plein air. Quelques éprouvettes aux couleurs acidulées côtoient des épis de blé, un bébé blanc aux yeux bleus, un enfant euphorique, et les mains gantées et aseptisées d’un chercheur. Cette imagerie me faisait presque peur : telle une propagande, je voyais dans les illustrations et le discours de SAFE une imposture. C’était avant de découvrir l’univers de Braintree Scientific Inc, où de petites souris tout droit sorties de livres pour enfants font elles-mêmes du shopping sur le site. Curieux mélange des genres.”
Audrey Jougla (2015)
Comment le grand public peut-il former une opinion éclairée sur des pratiques dont il ne sait presque rien ?
La question scientifique
« Tous les progrès médicaux de ces 100 dernières années sont le résultat d’expériences sur les animaux »… Ah bon ?
Cette idée remonte à 1994, affirmée telle quelle dans un billet du Service de Santé Publique des États-Unis sans la moindre source pour appuyer cette affirmation pourtant loin d’être évidente. Il reste difficile de savoir, même aujourd’hui, si le vaccin contre la poliomyélite n’aurait pas existé sans l’expérimentation sur les singes (qui a permis de comprendre certains mécanismes de base de cette maladie) et/ou s’il en a été largement retardé (après des tentatives infructueuses de traitements par le nez suggérés par des recherches sur une espèce de singes ne pouvant attraper le virus que par un accès direct au cerveau).
Quant aux conflits d’intérêt, l’étude Séralini en 2012 montre qu’un chercheur peut sélectionner une souche de rats particulièrement prédisposés aux tumeurs pour confirmer expérimentalement ses préjugés. L’étude avait fait les gros titres… avant d’être largement critiquée par la communauté scientifique.
Greek & Shanks (2009) détaillent 9 usages des animaux par les sciences, dont ils estiment que 7 sont viables scientifiquement :
- les animaux sont utilisés pour des parties de rechange, comme quand un humain reçoit une valve aortique de cochon ;
- les animaux sont utilisés comme des bioréacteurs ou des usines, pour produire l’insuline ou les anticorps monoclonaux, ou pour conserver un virus ;
- les animaux et les tissus animaux sont utilisés pour étudier des principes physiologiques de base ;
- les animaux sont utilisés pour la formation des étudiants en médecine et pour enseigner les bases de l’anatomie dans l’enseignement secondaire ;
- les animaux sont utilisés pour développer des idées et des heuristiques (c’est une des composantes de la recherche fondamentale) ;
- les animaux sont utilisés pour des recherches destinées à aider des animaux de la même espèce ;
- les animaux sont utilisés pour obtenir du savoir dans le seul but de développer du savoir (recherche fondamentale).
En revanche, l’idée de « modèles animaux » pour prédire la toxicité ou l’efficacité de produits pour les humains a rarement été évaluée, avec des résultats variés selon les espèces : dans l’une des études les plus rigoureuses (Olson et al. 2000), les rongeurs ne prédisent que 43% des effets secondaires observés chez l’humain ; les autres espèces, 63%. On ne connaît pas dans cette étude la quantité de faux positifs (effets chez les animaux étudiés mais pas chez l’humain) ni de vrais négatifs (prédiction d’innocuité).
De même, l’utilisation d’animaux pour mieux comprendre des maladies humaines est discutable au-delà de la recherche fondamentale.
Les cosmétiques
Les produits cosmétiques finis ne peuvent plus être testés sur les animaux en Union Européenne depuis 2004. À l’exception des nouveaux ingrédients d’origine synthétique (testés pour leur innocuité), les ingrédients des cosmétiques ne peuvent plus non plus y être testés sur les animaux depuis 2009. Cela concerne aussi les produits importés. Pour l’export, bien que la législation évolue (très lentement), la Chine impose les tests sur animaux pour les produits fabriqués à l’étranger. Le plus sûr reste donc de se fier aux logos qui indiquent l’absence totale de tests sur les animaux en indiquant parfois également l’absence de produits animaux dans la composition des cosmétiques.
> plus de détails sur les logos et leur signification <
Réduire ? (les chiffres)
L’expérimentation concerne environ 2 millions d’animaux par an en France, 12 millions en Europe – sans compter ceux qui sont tués pour étudier leurs tissus ex vivo. La plupart sont des rongeurs ou des poissons, mais ce sont aussi des poules, des cochons, des vaches, des chiens, des chats, des chèvres, des chevaux, des primates… issus d’élevages spécifiquement agréés pour cela ou plus généralistes.
Les expériences concernent les évaluations des risques liés aux produits ménagers, industriels ou agrochimiques, l’efficacité et les effets secondaires des médicaments, le fonctionnement d’armes nucléaires, biologiques et chimiques, la productivité des animaux élevés pour la consommation, la santé des animaux de compagnie ainsi que les recherches sur les maladies somatiques, neurologiques et psychiatriques de l’être humain.
Malheureusement, les chiffres sont plutôt stables ces dernières années, notamment en France, où aucune plate-forme dédiée au développement d’alternatives n’est financée par l’État.
Remplacer ? (les alternatives)
Aujourd’hui, la recherche in vitro reproduit le fonctionnement d’organismes complexes sur des puces électroniques ; l’intelligence artificielle permet de mieux prédire les effets secondaires et l’efficacité d’un produit en analysant les tests déjà réalisés sur des produits similaires ; l’impression 3D et la robotique ouvrent la porte à de nouveaux supports d’enseignement, voire à des organes et tissus viables… Ces méthodes ne demandent qu’à être améliorées. Les difficultés se trouvent alors du côté des financements et du processus de validation particulièrement long et laborieux. La solution idéale reste le modèle humain, mais les organes, tissus et volontaires restent encore trop peu accessibles.
Raffiner ? (les pratiques)
Chaque projet de recherche doit passer par un comité d’éthique qui évalue la pertinence des procédures vis-à-vis de la réglementation en vigueur. Ces procédures qui varient de la simple prise de sang ponctuelle (procédures « légères ») à l’infection par des maladies entraînant un stress chronique ou des douleurs physiques intenses (procédures « sévères », qui constituent 17% des procédures en 2017 comme en 2016), voire à la mort. Il est extrêmement rare qu’un comité d’éthique rejette un protocole, bien que des ajustements soient régulièrement demandés pour mieux respecter les 3Rs.
« Moins les animaux sont contraints et plus on a des résultats expérimentaux qui vont être valables. Bon, sauf si on travaille sur le stress, évidemment ! […] Il y a aussi le cas où l’on travaille sur les effets du délabrement physiologique dû à une exposition à une douleur chronique intense. Bon, mais ce sont des modèles minoritaires. (Silence.) C’est la polyarthrite. Et ce n’est pas marrant. (Silence.) Ils ont très, très mal. »
Un représentant du GIRCOR, groupe interprofessionnel de l’expérimentation animale, cité par Audrey Jougla (2015)
Addiction de rats à la cocaïne ou à la nicotine, injection de neurotoxines à des singes et à des rongeurs pour mimer les symptômes de la maladie de Parkinson ou des troubles de l’attention avec hyperactivité, isolation de bébés rat·es pour évaluer la survenue de comportements déviants, exposition de rat·es à des stimuli douloureux pour évaluer des seuils de douleur et le fonctionnement de neurones nociceptifs… Cela sa passe aujourd’hui en France – et en partie à Bordeaux.
S'informer sur l'expérimentation animale
1. Sur Internet
Campagnes des associations, images fournies par les laboratoires, communication des fournisseurs, publications scientifiques, communiqués des responsables de l'expérimentation animale, documents publiés par le ministère : que trouve-t-on sur Internet ?
2. Les documents publics et les administrations
Liste des laboratoires, rapports d'inspection, liste et procès-verbaux des comités d'éthique, comptes-rendus de réunions et autres documents : que peut-on théoriquement demander aux administrations ?
La volière des écureuils bleus
Site web et chaine Youtube produites par Nicolas Marty (président d'ACTA), qui parle des chiffres, de la réglementation, de l'opinion publique, de l'antispécisme appliqué à l'expérimentation animale, avec beaucoup d'informations sourcées pour être vérifiables.
Ce que vous pouvez faire
Vous former à la lecture critique de la littérature scientifique
Savoir distinguer une méthodologie valable d’une méthodologie biaisée permet d’éviter de tomber dans la généralisation abusive lors de débats sur les aspects techniques de ces sujets difficiles. Le Projet Méduses est un bon endroit pour discuter de ces aspects.
Sensibiliser votre entourage à l'antispécisme
L’antispécisme est le fondement éthique du refus intégral de l’utilisation des animaux pour la recherche et la médecine, et ne dépend pas des questions de fiabilité et de prédictivité des modèles animaux.
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Nous travaillons à notre échelle pour informer le public et pour faire évoluer les consciences, mais aussi les réglementations.