« Le spécisme est à l’espèce ce que le racisme et le sexisme sont respectivement à la race et au sexe: la volonté de ne pas prendre en compte (ou de moins prendre en compte) les intérêts de certains au bénéfice d’autres, en prétextant des différences réelles ou imaginaires mais toujours dépourvues de lien logique avec ce qu’elles sont censées justifier. En pratique, le spécisme est l’idéologie qui justifie et impose l’exploitation et l’utilisation des animaux par les humains de manières qui ne seraient pas acceptées si les victimes étaient humaines. »
Cahiers antispécistes, 1990
réponses à quelques idées reçues...
On n’est pas des animaux comme les autres !
mais enfin, on n’est pas des vaches, quand même !
L’antispécisme ne prétend pas que tous les animaux sont identiques, tout comme le féminisme ne prétend pas qu’hommes et femmes sont strictement identiques. Nous ne sommes pas des vaches (et les vaches ne sont pas des lions, les lions ne sont pas des furets, etc.), mais cela ne doit pas justifier des différences de traitement n’ayant aucun rapport avec les différences objectives qu’on peut constater entre l’espèce humaine et les bovins.
les cochons, ils n’écrivent pas des opéras !
Si les cochons, comme la plupart des gens, n’écrivent pas d’opéras et ne savent pas construire des fusées, en revanche ils ressentent la douleur et la peur de la même façon que nous, et la captivité leur est délétère. De plus, en s’appuyant sur cette notion de différence d’ « intelligence », on pourrait justifier des discriminations au sein même de l’espèce humaine, ce que peu de gens aujourd’hui jugeraient acceptables.
et on va donner le droit de vote aux poules, alors ?
Imaginer donner le droit de vote à quelqu’un qui n’est pas en mesure de comprendre à quoi correspond ce vote, ce qu’il peut lui apporter et apporter aux autres, cela n’aurait aucun sens. De même qu’accorder aux hommes le droit à l’avortement ne leur apporterait rien. Mais le fait que les animaux eux-mêmes ne puissent pas voter ne nous empêche pas de prendre en considération sur le plan politique leurs intérêts, dans la mesure où ils sont omniprésents dans nos vies et nous dans les leurs.
Et le poisson, tu as le droit ?
tu manges quand même du poisson et du poulet ?
L’idée encore répandue qu’il serait moins gênant de manger des poissons et des poulets que des vaches repose sur une approche du végétarisme par la santé, les viandes rouges et transformées pouvant être cancérigènes. Cela n’a rien à voir avec l’antispécisme, qui pense les animaux pour eux-mêmes, plutôt que pour l’impact que leur consommation peut avoir pour la santé humaine ou l’environnement. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle on parle « des » poissons et « des » poulets, plutôt que « du » poisson et « du » poulet (appellations qui détachent complètement ce qui est consommé de l’individu animal dont c’est issu).
alors tu as le droit de manger quoi ?
Une fois les animaux reconnus comme des individus dans ce sens, il ne s’agit pas pour les antispécistes d’avoir ou non le « droit » de faire quoi que ce soit, mais d’agir en fonction des conséquences de leurs actes non seulement pour soi, mais aussi pour les autres, en pleine conscience de sa responsabilité.
Mais c’est la nature !
les lions mangent bien les gazelles, c’est la chaîne alimentaire !
La chaîne alimentaire et l’idée qu’elle aurait un sommet est une simplification abusive du fonctionnement d’écosystèmes dont l’espèce humaine s’est plus ou moins affranchie en apprenant à domestiquer les animaux. L’exploitation d’une espèce par une autre est presque inexistante dans le règne animal, à quelques exceptions près (comme les fourmis qui favorisent sur certains végétaux la présence de pucerons pour consommer leurs déjections sucrées). De plus, comme on l’a dit, l’antispécisme reconnaît les différences entre les animaux : le lion, carnivore, a besoin pour sa survie de manger d’autres animaux ; ce n’est pas notre cas d’omnivores, pouvant profiter de la diversité des aliments végétaux pour combler nos besoins nutritionnels.
les animaux existent pour la consommation humaine, ils sont faits pour ça !
La consommation n’est qu’un des aspects de l’exploitation des autres animaux par l’espèce humaine. Les animaux sont également exploités et souvent tués pour les loisirs, pour le divertissement, pour la recherche scientifique, pour la mode. Ils sont aussi élevés pour leur compagnie et pour utiliser leurs compétences particulières (chiens policiers, chiens de chasse, cochons chercheurs de truffe, animaux de labour, calèches, etc.).
tu ferais mieux de t’occuper des chiens qui se font manger en Chine, c’est affreux…
L’antispécisme est aussi une remise en question de ces catégories d’animaux créées par l’espèce humaine et ancrées dans la pensée des gens sans autre justification que l’habitude. Que l’on tue un chien ou un cochon, la souffrance et la peur seront les mêmes. Pourquoi alors se soucier des chiens tués ailleurs avant d’aller acheter un sandwich poulet-mayo ? Parce que l’on rencontre plus souvent des chiens dans la vie quotidienne et que l’on a plus de chances d’avoir déjà tissé une relation avec un chien – tandis que les cochons et les poules, tout aussi aptes à ces relations amicales avec l’espèce humaine, n’ont que très rarement cette occasion.
Les animaux ne souffrent pas chez les gentils éleveurs, alors que les légumes si !
en même temps, les légumes aussi souffrent !
Parler de “souffrance” pour les légumes est plus complexe que pour les animaux, dans la mesure où les végétaux n’ont pas de système nerveux ni en particulier de nocicepteurs. Si on peut parler de “conscience” et de “communication”, il s’agit d’une conscience et d’une communication d’une nature différente de celles que l’on observe dans le monde animal. De plus, même si l’on accepte l’idée d’une souffrance des végétaux, les animaux consomment des végétaux lors de l’élevage. Pour générer le moins de mal possible pour l’ensemble des êtres vivants, refuser de consommer des animaux reste donc la solution la plus adaptée.
ma voisine a des poules en liberté, et puis les dresseurs et les éleveurs ont un vrai lien avec leurs animaux, ils ne les maltraitent pas. en plus les animaux peuvent être tués sans souffrance…
L’absence de maltraitance physique dans certains cas ne veut pas dire qu’il soit juste d’exploiter des animaux. Une partie de la réalité nous est toujours invisible. Dans le cas des poules de la voisine, c’est la raison de la quasi-absence de coqs dans son jardin. Dans le cas des petits éleveurs qui aiment leurs animaux, c’est la différence entre les conditions de vie idyllique que l’on imagine pour leurs animaux et la réalité pragmatique dans un pays de 70 millions de personnes. Les animaux ne sont pas des marchandises, ni des esclaves. La captivité leur est globalement délétère, même si elle leur permet dans certains cas de vivre plus longtemps qu’ils ne le pourraient dans la nature.
Et moi, alors ? Ma liberté, mes droits ?
c’est mon choix personnel, tu t’attaques à ma liberté, là !
Le but de l’antispécisme n’est pas de s’attaquer aux droits des humain·es, mais de protéger les autres animaux. Interdire de manger de la chair animale n’aurait pas forcément de sens – tandis qu’en interdire la production en interdisant de garder en captivité et de tuer les animaux donne le même résultat, mais est centré sur l’intérêt d’un animal à ne pas être tué.
et si un ours t’attaque, tu ne vas pas te défendre ?
Bien entendu, le droit d’un animal à ne pas être tué ne lui donne pas forcément le droit de nous tuer sans que nous nous défendions. Mais il est tout à fait possible d’éviter au maximum les situations où un animal pourrait nous faire du mal, en évitant de pénétrer sur son territoire, par exemple. Du touriste qui se promène dans la jungle et du serpent qui le tue, qui est fautif ?
les sangliers vont envahir les villes si on les laisse se multiplier !
Les sangliers, qui provoquent des dégâts dans les cultures céréalières, sont allègrement tués par les chasseurs (qui les élèvent par ailleurs pour pouvoir en chasser plus). Il est peut-être nécessaire de penser des méthodes de délimitation des territoires de chacun. L’espèce humaine n’a pas droit de cité partout dans le monde, ce que certains animaux peuvent lui faire comprendre très explicitement. Si nous ne souhaitons pas que des animaux entrent sur certaines parties de nos territoires, il est possible d’envisager des méthodes les moins violentes possibles pour éviter cela, par exemple en arrêtant de réduire le territoire des animaux sauvages au fil des ans pour notre usage.
Vous êtes une quinzaine de hippies amoureux des animaux, des bobo-bios mangeurs de cailloux homéopathiques au RSA, vous ne changerez jamais rien de toute façon…
La proportion de la population pour qui les droits des animaux sont importants augmente d’année en année pour diverses raisons. Parmi les militant·es, on trouve des personnes aisées aussi bien que personnes sans domicile fixe, des gens de tous les corps de métier et de toutes les formations.
L’alimentation des antispécistes est très variable, allant des plats préparés et des pâtes à la levure maltée, en passant par le houmous et les ratatouilles, jusqu’à des formes de cuisine végétale particulièrement raffinées dont des restaurants comme l’ONA ou le Rest’O sont de bons exemples.
Les croyances dans certaines pseudo-sciences comme l’homéopathie et l’adhésion à des pratiques comme l’agriculture biologique sont aussi variées chez les antispécistes que dans la population générale, mais sont d’autant plus apparentes que les médias ne se privent pas de mettre en avant le végétalisme de parents dont l’enfant décède à cause d’une malnutrition ou d’une maladie mal prise en charge.
L’antispécisme n’implique pas d’aimer les animaux, mais seulement de reconnaître et de respecter leurs intérêts. Comme nous, les animaux ont des personnalités individuelles, ce dont la plupart d’entre nous ont déjà fait l’expérience avec des chiens et des chats. Nous en aimons certains, en détestons d’autres et sommes indifférents à ceux qui restent, tout comme vis-à-vis des humain·es que nous côtoyons, ce qui ne doit pas nous empêcher de les respecter.
un peu d'histoire
Depuis l’Antiquité, des humain·es (omnivores) ont décidé de suivre un régime plus ou moins strictement végétal. C’était le cas de la secte de Pythagore et des adeptes du jaïnisme ou de l’hindouisme, notamment. Le mot “végétarisme” semble avoir été utilisé au moins depuis le début du 19e siècle, souvent pour désigner l’abstinence de tout produit d’origine animale (parfois en suivant des prétentions de bénéfices pour la santé de ce type de régime, en plus d’une considération pour les animaux), avant d’être répandu en 1847 par la création de la Vegetarian Society britannique. À ce moment-là, le mot “végétarisme” désignait donc plutôt ce que qu’on appelle aujourd’hui “véganisme”. Mais en 1944, les responsables de la Vegetarian Society trouvant cette approche trop extrême, la Vegan Society vit le jour, affinant au fil des années sa conception du véganisme pour en arriver en 1988 à le définir comme “une philosophie et un mode de vie qui cherche à exclure autant que faire se peut toutes les formes d’exploitations et de cruauté envers les animaux, pour la nourriture, l’habillement ou tout autre but”. (https://ivu.org/history/vegetarian.html)
En 1970, Richard D. Ryder, psychologue britannique, définit pour la première fois le “spécisme”. Pour lui, “les mots ‘race’ et ‘espèce’ sont des termes aussi vagues l’un que l’autre que l’on utilise pour classifier les êtres vivants principalement sur la base de leur apparence. […] Si nous trouvons moralement inacceptable de faire souffrir délibérément des êtres humains innocents, alors il est logique de trouver inacceptable de faire souffrir délibérément des êtres innocents d’autres espèces” (Ryder 1971). Cette conception fut popularisée en 1975 grâce à Peter Singer dans Animal Liberation : “Je soutiens qu’il ne peut y avoir aucune raison — hormis le désir égoïste de préserver les privilèges du groupe exploiteur — de refuser d’étendre le principe fondamental d’égalité de considération des intérêts aux membres des autres espèces”.
En France, dès les années 1990 avec les Cahiers antispécistes, on voyait émerger une définition claire du spécisme : “Le spécisme est à l’espèce ce que le racisme et le sexisme sont respectivement à la race et au sexe: la volonté de ne pas prendre en compte (ou de moins prendre en compte) les intérêts de certains au bénéfice d’autres, en prétextant des différences réelles ou imaginaires mais toujours dépourvues de lien logique avec ce qu’elles sont censées justifier. En pratique, le spécisme est l’idéologie qui justifie et impose l’exploitation et l’utilisation des animaux par les humains de manières qui ne seraient pas acceptées si les victimes étaient humaines.”
En 2001, Melanie Joy, chercheuse américaine en psychologie sociale, a utilisé pour la première fois le mot “carnisme” pour désigner l’idéologie sous-tendant la consommation de viande et l’exploitation des animaux en général, dont la défense repose pour beaucoup sur les représentations sociales liées au fait de manger des produits carnés. L’idée était notamment de pouvoir révéler cette idéologie en tant que telle, derrière les pratiques habituelles et le langage neutre employé par l’industrie des produits carnés pour parler du corps des animaux.
Et après : c'est quoi une société antispéciste ?
En 2011, Sue Donaldson et Will Kymlicka ont publié Zoopolis, A Political Theory of Animal Rights, pour réanalyser la question non plus sous l’angle du devoir que l’on aurait de ne pas infliger de souffrances aux animaux (qui est souvent le cœur de l’argumentation antispéciste et végane), mais dans l’idée d’imaginer le fonctionnement d’une société où humains et autres animaux vivraient ensemble. L’idée centrale est qu’une fois un fonctionnement établi, il parait naturel : aujourd’hui, peu de gens se posent la question de savoir s’ils vont insulter la première personne qu’ils croisent dans la rue, sans avoir à y réfléchir – de la même manière, on pourrait arriver à une société où l’idée de construire une autoroute en rasant une forêt sans égard pour les animaux nous semblerait ridicule.
Donaldson et Kymlicka distinguent :
- les animaux domestiques, habitués au contact de l’humain, qui deviendraient citoyens, ce pour quoi il faudrait apprendre à prendre en compte leurs moyens d’expression sur leurs préférences et leurs aversions ;
- les animaux liminaires, tels que les pigeons, rats, et autres animaux vivant au contact des humains sans pour autant être domestiqués (ceux-là auraient un statut proche du droit de résidence, qui n’est pas évident à définir mais impliquerait notamment qu’on ne contrôle pas leur population de manière agressive) ;
- et les animaux sauvages, souverains sur leurs territoires, pour lesquels la grande question reste de savoir dans quelle mesure nous pouvons ou devons intervenir lorsque des situations dangereuses ou critiques se présentent pour eux (cette même question se pose d’ailleurs pour les humains résidant dans d’autres pays, et n’est jamais simple à résoudre).
Cet ouvrage a été traduit en français, mais il en existe aussi une analyse dans les Cahiers antispécistes et une version simplifiée dans la BD « Ils sont parmi nous » d’Insolente Veggie. Et la réflexion continue au sein du mouvement antispéciste, sur plusieurs fronts : faut-il intervenir pour réduire les souffrances des animaux sauvages ? Jusqu’à quel point les animaux peuvent-ils consentir à “travailler” avec nous ? Tous les animaux ont-ils des droits inaliénables, ou leurs droits dépendent-ils de leur degré de sentience ? La sentience est-elle le seul aspect pertinent pour justifier le respect, ou le simple fait d’être vivant·e suffit-il à cela ? Et ainsi de suite… (Les questions décomposent 2018)