ACTA Gironde – Antispécisme, Véganisme et Droits des Animaux

Livre blanc pour une mort digne des traditions

Le 7 novembre 2019, j’étais invité aux Assises de la Filière Équine pour un « face-à-face » avec Jocelyne Porcher. J’ai parlé de ce face-à-face et des assises en général par ailleurs, mais cet événement m’a donné l’occasion de découvrir de première main les ouvrages de Jocelyne Porcher. Je connaissais déjà son nom, comme beaucoup d’antispécistes, avec la vague notion qu’elle faisait partie de ces personnes qui parlent beaucoup du véganisme en l’associant avec la viande in vitro, les robots brouteurs, et ainsi de suite, sans prendre la peine de s’intéresser aux controverses qui existent au sein des mouvements animalistes et à la diversité des approches philosophiques qui les sous-tendent.

J’ai donc choisi quatre ouvrages (elle en a publié une quinzaine, sans parler de ses articles et de ses conférences) qui me permettraient d’avoir une idée de l’évolution de ses propos et de ses méthodes depuis sa thèse il y a 20 ans (Éleveurs et animaux – réinventer le lien, PUF, 2002) jusqu’à très récemment (Cause animale, cause du capital, éditions Le Bord de l’eau, 2019), en passant par un ouvrage intermédiaire (Vivre avec les animaux – une utopie pour le 21e siècle, La Découverte / Mauss, 2011) et un « manifeste » coécrit avec Elisabeth Lécrivain, Sébastien Mouret et Nathalie Savalois (Livre blanc pour une mort digne des animaux, éditions du Palais, 2014).

Avant de discuter les grands thèmes qui recouvrent ces ouvrages, je voudrais en dire un mot général. Les processus d’élevage, les aspects plus ou moins cachés des industries alimentaires, sont décrits (et critiqués) tels qu’ils sont. C’est un point positif, qui m’a étonné, notamment parce que Jocelyne Porcher commente (à juste titre) le végétarisme en remarquant que consommer les œufs des poules et le lait maternel des vaches implique nécessairement la mort des poussins, des veaux, mais aussi des poules et des vaches elles-mêmes, une fois que leur production n’est plus rentable. Et ce, indépendamment du système de production.

L214 est payée par Bill Gates pour faire disparaitre les vaches !

Les méthodologies qui transparaissent dans ses ouvrages m’ont paru plus gênantes. Jocelyne Porcher semble partir d’une hypothèse qu’elle suppose déjà vraie (l’arrêt de l’élevage, et de l’abattage qui va avec, impliquerait l’arrêt de toute relation avec les animaux), pour broder autour sans jamais essayer de la mettre à l’épreuve de la réalité, de la remettre en question ou d’imaginer autre chose.

La cause du capital

À observer les réactions dans les groupes véganes sur les réseaux sociaux lors de la mention d’une « viande in vitro » ou de steaks végétaux produits par les grandes marques et enseignes de distribution, on en conclut vite qu’il y a de multiples perspectives sur ces questions. Entre « on ne sauvera pas les animaux en encourageant les industriels », « ces produits-là ne sont pas pour nous mais pour aider les gens à faire la transition vers le végétalisme », et « je suis content·e de retrouver le goût / la texture / le côté pratique d’un steak / d’une saucisse / etc. », il y a déjà un fossé (ou deux)… mais pas d’après Jocelyne Porcher.

« Il n’y a pas d’alternative clament-ils à longueur de colonnes en affichant ainsi leur soutien au système économique actuel […] » (2019, p. 7). L214 est payée par l’Open Philantropy Project, grand méchant de la Silicon Valley (dont une bonne partie des dons financent des recherches sur la santé humaine), et veut supprimer l’élevage, ce qui mènerait nécessairement à « un monde ‘humain’ paradisiaque, débarrassé des animaux, et nécessairement livré aux mains de la ‘science’ [sic] pour son alimentation » (2002, p. 278).

Les grandes lignes du complot animaliste sont posées. En 2002, après une centaine de pages à exposer et à analyser assez finement les résultats de questionnaires et d’entretiens avec des éleveurs pour mieux comprendre les nuances de leurs représentations et de leurs pratiques (bien que j’aurais apprécié une présentation plus standardisée des méthodes d’analyse de contenu et de leurs résultats), on passe, en l’espace de trois paragraphes, de « libération animale » à « multinationales ».

Bien sûr, pour en arriver là, Jocelyne Porcher ne mentionne pas toutes ces petites associations qui fonctionnent intégralement grâce au bénévolat, qui font leurs comptes pour vérifier si elles peuvent se permettre d’acheter des panneaux ou un casque de réalité virtuelle pour leurs prochaines manifestations (par exemple à Bordeaux, ACTA ou Anonymous for the Voiceless). Elle oublie aussi ces associations antispécistes qui ne parlent pas de l’élevage mais se concentrent sur bien d’autres sujets (par exemple, la captivité des animaux sauvages dans les cirques, les delphinariums, les zoos, telle qu’elle est largement discutée par des associations comme Code Animal ou Paris Animaux Zoopolis). Et elle occulte évidemment ces associations dont le lien avec le capitalisme est impossible à imaginer, telles que Food Not Bombs, association freegane qui récupère notamment les invendus des commerces alimentaires pour préparer et offrir des repas aux sans-abris.

Les éleveurs doivent disparaitre ! Et les animaux avec !

Mais ce n’est pas fini. « L’abolitionnisme […] ne vise pas à transformer les modalités de nos relations avec les animaux domestiques, il vise à détruire ces liens. En ce sens, il serait plus exact, plutôt qu’ “abolitionnistes”, de désigner ces théoriciens et activistes par le terme de “liquidateurs” » (2019, p. 41-42). C’est que la « libération » des animaux serait en fait juste un nom de code pour « le fait de les abandonner dans la nature » (2019, p. 50). Et pour ça, L214 (encore !) n’a pas peur de « cautionner les comportements les plus immoraux […] : images volées, discours de mauvaise foi, manipulations de textes et de paroles, enrôlement trompeur sur les réseaux sociaux, parasitage de débats publics, sites internet malveillants, discrédit des activités et des personnes honnies, etc. » (2019, p. 62).

Peut-être trouvera-t-on en 2020 un jeu vidéo Liquidator 214 où l’on pourra incarner un groupe de véganes qui distribue des tracts dans la rue, prétend qu’il faut 15.000L d’eau pour produire 1kg de chair de bœuf et partage des vidéos sur les réseaux sociaux. On gagnerait des points en cassant des vitrines et en lançant des seaux de peinture rouge, et une voix rauque nous rappellerait régulièrement l’objectif ultime (que les animaux vivent dans leur coin, et nous dans le nôtre) : un niveau spécial permettrait alors de pénétrer dans un gentil petit élevage en plein air pour kidnapper un cochon apeuré et l’abandonner à la mort en haut d’une montagne enneigée.

Cette parodie serait moins risible si elle ne correspondait pas autant à la représentation que peut avoir le grand public de l’antispécisme, à cause de personnes comme Jocelyne Porcher qui, sans discuter des réflexions stratégiques autour des modes d’action et sans prendre la peine de justifier la manière dont elle diabolise les actions de L214, réussit à publier un ouvrage qui tient plus de la diffamation contre des pratiques qui lui déplaisent que d’une réflexion appuyée par son expertise de sociologue.

Au cas où il faille encore le rappeler, les mouvements animalistes sont remplis de débats sur les modes d’action, sur les approches philosophiques, sur les solutions, etc. Libérer les animaux ne signifie pas les abandonner dans la nature (bien qu’un nombre infime d’actions menées en 2019, que je ne peux pas soutenir, vont dans ce sens).

Les animaux se réalisent dans le travail,
ce sont les productions animales qui sont problématiques !

Fort heureusement, Jocelyne Porcher ne parle pas que des véganes. Elle a développé depuis 20 ans son cadre théorique autour de la différence entre « élevage » et « productions animales », de la notion de « don » et de « contre-don », et de l’idée que les animaux « travaillent » avec les humain·es.

Élevage et productions animales

Dès sa thèse (2002), son axe central de recherches était la différence entre ces « élevages » dans lesquels les éleveurs·ses paysan·ne·s sont en relation de confiance et d’échanges avec les animaux, et les « productions animales », fruits de la zootechnie, qui sont plus intéressées par les profits que par les relations avec les animaux, considérés comme des machines. À ma surprise, les témoignages de personnes travaillant dans les « productions animales » sont retranscrits et reconnus au même titre que ceux des « éleveurs » dans l’ouvrage, bien qu’ils me semblent sous-représentés par rapport à la réalité. Autre surprise : on retrouve de la part d’éleveurs une comparaison entre les systèmes de productions animales et les camps de concentration (2002, p. 130), que Jocelyne Porcher décrit plus comme une analogie que comme une comparaison (2011, p. 96) pour la rendre plus justifiable par rapport à ces mêmes propos tenus par des associations antispécistes.

Encore une surprise : la notion de « bien-être animal » est largement critiquée au fil de ses ouvrages, puisqu’elle y voit une manière d’adapter l’animal aux pratiques des systèmes de production plutôt que l’inverse. Elle va même jusqu’à reprocher à Peter Singer et à d’autres d’avoir soutenu des mesures de bien-être animal dans les systèmes industriels tout en ayant un discours abolitionniste (2011, p. 125), et pose une réflexion intéressante et bien formulée :

« Il y a une souffrance implicitement considérée comme normale, puisqu’elle constitue le prix de base. Le consommateur veut-il payer moins pour des relations à l’animal dégradées me semble être une meilleure question. C’est pourquoi, par exemple, l’information des consommateurs est importante, et une revendication des associations de protection animale comme celle de l’affichage ‘œufs issus de poules élevées en batterie’ sur les boites me semble très importante, davantage peut-être que l’affichage inverse. » (2002, p. 89-90)

À lire ces phrases, j’ai presque cru lire le billet d’une association abolitionniste réformiste, d’autant plus que cela collait avec l’actualité récente qui avait vu la mise en place du label « bien-être animal » lancé par Casino et soutenu par plusieurs associations, échelonné de « standard » à « supérieur », où « supérieur » signifie notamment moins de 11 poulets par mètre carré et moins de 3 heures de route jusqu’à l’abattoir. On aurait préféré un label échelonné de « très délétère » à « correct », pour mieux rendre compte de la réalité.

À retenir : la distinction entre les modes d’élevage est probablement pertinente pour la cause animale, au moins dans la mesure où aujourd’hui, l’élevage industriel (qui recoupe ce qu’on appelle communément « élevage intensif » et ce que Jocelyne Porcher appelle « productions animales ») est décrié par la majorité de la population, même si la plupart des gens ne sont pas prêts à changer leurs habitudes personnelles pour agir en tant que consommateurices. Peut-être mener un premier combat général contre ces modes d’élevage permettra, une fois que la population française aura déjà divisé par 5 ou 10 sa consommation de produits animaux et que l’impact de ces modes d’élevage sur le climat sera contrôlé, d’avoir une discussion plus en profondeur sur ce qui restera.

Don et contre-don, le "contrat domestique" et le "travail" des animaux

Dans les modes d’élevage plus « doux », Jocelyne Porcher voit une relation de « don » et de « contre-don », qui n’est jamais très explicite dans les ouvrages que j’ai pu lire. Il semblerait cependant qu’il s’agisse d’un échange de bon procédé entre l’éleveur·se qui « permet aux animaux de s’émanciper de leur destin de proie, de moins souffrir de la faim, de la soif, du froid, de blessures, de réaliser des potentialités inattendues » – 2011, p. 48) et les animaux, qui réalisent un « travail avec les humains », « éprouvent de visibles satisfactions quand tout se passe bien et des contrariétés quand les choses se passent mal » (2002, p. 158) dans le cadre d’un « contrat domestique » (2002, p. 97).

On pourra bien objecter que le « contrat domestique » est tout à fait asymétrique, puisque les animaux n’ont pas le choix de l’accepter ou non, Jocelyne Porcher nous rappelle que « la plupart des relations entre humains » sont également asymétriques (2019, p. 104-105). Imaginons alors une relation entre humains dans laquelle une personne déciderait de la naissance d’une autre, de son travail, du moment et de la manière de sa mort en fonction de critères économiques. Ou encore d’une relation au cours de laquelle une personne travaillerait pour une autre sans rémunération, en échange du gîte et du couvert, sans avoir le droit d’arrêter, et en offrant son corps pour la procréation au bon vouloir de la première personne. Difficile d’imaginer cela sans le qualifier d’esclavage. Les différences entre vaches, cochons, poules, moutons, chèvres, et sapiens changent-elles vraiment la nature de cette relation ? Qui donc a décidé des termes de ce « contrat domestique », et qui a jugé qu’ils convenaient aux animaux concernés ?

Pour Jocelyne Porcher, il est évident que « la question du travail est centrale : le travail, non pas en tant que concept, très lié au capitalisme industriel, mais en tant que rapport vivant au monde » (2011, p. 138), notamment parce que « la personne sans travail, au chômage, est […] privée non seulement d’une rétribution financière mais également d’une rétribution symbolique afférant à la participation à un projet collectif, à une utilité sociale » (2002, p. 165). L’ambiguïté du concept de « travail » employé par Jocelyne Porcher est mise à jour : d’un côté elle désigne par « travail » l’usage courant de « j’ai un travail » pour dire « j’ai un emploi », ce qui implique un contrat et des obligations vis-à-vis d’un employeur ; de l’autre, « travail » veut dire « rapport vivant au monde » et peut donc désigner n’importe quelle activité permettant à quelqu’un·e de se réaliser d’une manière ou d’une autre (et les personnes sans emploi trouveront ici leur compte).

Finalement, la difficulté pour Jocelyne Porcher semble être l’imagination d’animaux ayant des activités qui ne soient pas dictées par les envies des humains. Pensez donc à toutes ces vaches désœuvrées dans les prés, que feraient-elles si on ne les mettait pas enceintes pour pouvoir ensuite récupérer leur lait maternel ? Croyez-le ou non, entre les deux options proposées par Jocelyne Porcher (élevage/abattage ou décharge de toute activité), il y a tout un monde de possibilités à explorer et à définir.

On ne les fait pas naître pour les tuer, mais il faut bien vivre !

Pour finir, il reste le sujet qui m’a souvent laissé perplexe face aux remarques des passant·es lorsque je tenais des stands de sensibilisation : l’abattage des animaux. « Tant qu’il a eu une bonne vie, ça va » ; « c’est bon, c’est juste un cochon » ; « si c’est fait sans souffrance, c’est bon » ; et ainsi de suite.

L’avantage des ouvrages de Jocelyne Porcher, c’est que j’ai pu découvrir des arguments peu communs sur cet aspect, des plus ésotériques (« Refuser la mort de l’animal d’élevage, c’est refuser la mort tout court, c’est refuser la vie. » – 2002, p. 240 ; « Consommer du mort-vivant [= de la viande in vitro] est bien pire, d’un point de vue anthropologique, que tuer des animaux et ainsi faire circuler la vie entre eux et nous. » – 2011, p. 149) aux plus malhonnêtes (« Nous faisons naître des enfants pour qu’ils vivent même si nous savons que leur donner la vie, c’est également les condamner à mourir. Il en est de même avec les animaux. » – 2019, p. 105) en passant par le pragmatisme presque capitaliste (« Aujourd’hui, je vis à Paris, et je n’ai plus de brebis, mais j’ai une petite chienne. (…) Mon revenu ne dépend pas de sa collaboration à mon travail et c’est pourquoi la mort n’est pas un partenaire obligé de notre relation. » – 2011, p. 43) et par l’ironie d’une perspective anthropologique (« C’est le travail sur le corps de l’animal, en tant que travail de vie […] qui donne son sens à la mort de l’animal. » – 2002, p. 240).

À lire cela, je me suis pris à espérer sincèrement que les revenus de Jocelyne Porcher ne dépendront jamais de ma collaboration à son travail, et qu’elle n’aura pas à donner du sens à ma mort en utilisant mes organes pour faire circuler la vie ailleurs…

Plus sérieusement, il est difficile de voir en quoi le fait que les humain·es font sens de la mort d’un animal peut justifier en quoi que ce soit d’imposer la mort à cet animal. Nos raisons ne le concernent pas. Mais les contraintes financières existent, et si l’on espère sortir un jour de l’élevage, il est clair que cela ne se fera pas sans élaborer des alternatives avec les éleveurs·ses.

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Petit moment de solitude, quand j’ai eu fini le Livre blanc pour une mort digne des animaux (2014), constatant que parmi les photographies d’animaux et d’éleveurs·ses, malgré l’aperçu d’un boucher en train de découper une carcasse qui ne ressemble déjà plus à un animal, aucune illustration n’était donnée du moment de cette mort digne, ni de sa manière.

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